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Il se retrouva instantanément dans la grande salle du temple de Talanac où les Cloches Noires avaient installé une grande « porte » permanente. Anania, les Barbes Rouges et un certain nombre de Tishquetmoacs se trouvaient encore là. Ils se tenaient tous d’un même côté de la pièce et étaient en train de parler. Lorsqu’ils l’aperçurent, certains firent un bond en arrière, d’autres crièrent, d’autres eurent simplement l’air effrayé. Il allait faire un pas en avant lorsqu’ils disparurent à sa vue.
Le ciel était vide d’étoiles mais un petit objet brillant le traversait à grande vitesse d’est en ouest et un autre, plus lent, gravitait dans la direction opposée. La masse planétaire semblable à la Tour de Pise brûlait, suspendue dans le ciel. Au loin, Korad, la ville de marbre abandonnée, luisait d’une blancheur laiteuse. À trente mètres de Kickaha un peloton de Drachelanders commençait à se rendre compte que quelqu’un était apparu dans la « porte ». Et au-dessus de la colline, un objet sombre était en train de s’élever dans le ciel – l’engin volant des Cloches Noires.
Tout disparut à nouveau. Il se trouvait dans une caverne carrée de trois mètres de côté et de deux mètres cinquante de hauteur. Le soleil brillait et illuminait l’entrée de la caverne. Un arbre géant à l’architecture étrange, avec d’immenses feuilles hexagonales, s’élevait au loin. Au-delà, il y avait des buissons écarlates et de la vigne verte qui semblait se tenir en l’air sans tuteur, comme une corde sous la flûte d’un sorcier hindou. Plus loin encore, il y avait quelque chose qui ressemblait à une mince ligne noire, surmontée d’un fil blanc et d’une ligne bleue ténue : la mer, le ressac et une plage de sable noir.
Il était venu en cet endroit auparavant, à plusieurs reprises. C’était l’une des « portes » qu’il utilisait pour atteindre le niveau le plus bas de la planète, l’étage des jardins, lorsqu’il y venait « en vacances ».
Bien qu’il fût engourdi, il comprenait qu’il avait été pris dans un circuit de résonance. Quelqu’un, quelque part, avait installé un système permettant de piéger quiconque utiliserait l’une ou l’autre des « portes » du circuit. Celui qui s’y trouvait pris ne pouvait se libérer en raison de la brièveté du temps d’activation de chaque « porte ». S’il tentait de le faire, il serait coupé en deux. Une partie de son corps demeurerait en arrière pendant que l’autre moitié serait transférée jusqu’à la « porte » suivante.
La caverne disparut et il se retrouva au sommet d’un pic escarpé qui s’élevait au milieu d’une chaîne de montagnes. Au loin, d’un côté, on apercevait, entre les falaises bordant un défilé, ce qui paraissait être les Grandes Plaines. Une sorte de marée noire recouvrait une partie de la prairie verte et brune, sans doute un immense troupeau de bisons. Un faucon passa à proximité de Kickaha poussant des cris à son intention. Sa tête était vert émeraude et ses pattes étaient munies de plumes roulées en spirale. Pour autant qu’il le sût, ce faucon appartenait à la faune du niveau Amérindia.
Tout disparut à nouveau. Il se trouvait dans une autre caverne, plus grande et plus sombre que celle de l’étage des Jardins. Des fils métalliques, fixés aux croissants constituant la « porte », couraient sur le sol pour disparaître six mètres plus loin derrière un énorme rocher. Quelque part, un signal d’alarme résonnait. Près du mur du fond, il y avait un meuble dont les portes étaient ouvertes. Sur les étagères se trouvaient des armes et des objets de différente nature. Il reconnut cette caverne et comprit qu’elle devait constituer le point de départ du circuit de résonance. Le piégeur n’était pas en vue mais il ne tarderait pas à apparaître s’il entendait le signal d’alarme.
— Cela aussi disparut. Il était maintenant dans une pièce en ruine, dont les murs de pierre penchaient tous dans la même direction comme si une main géante les avait poussés. Une partie de la toiture était écroulée. Le ciel, visible par l’ouverture, était d’un vert vif. Il voyait également une partie du monolithe noir qui surplombait l’endroit où il se trouvait. Il comprit qu’il était au niveau atlantéen et que cette assise de pierre était celle qui supportait le palais du Seigneur, trente mille mètres plus haut.
Cela disparut également et il se retrouva à l’endroit où il avait commencé ce voyage, qui ressemblait à un jeu de marelle. Il se trouvait dans la pièce du palais, au milieu du cercle formé par les deux croissants qu’il avait réunis. Deux Cloches Noires, qui l’observaient à travers des lunettes braquèrent un lance-rayons dans sa direction. Il tira le premier car il se tenait prêt à se servir de son arme et deux décharges presque simultanées leur transpercèrent la poitrine. Trente-quatre Cloches Noires en moins. Il en restait seize. Au franchissement suivant, il revit Anania et les Thyudas qui se tenaient à proximité de la « porte ». Il eut le temps de crier : « Circuit de résonance ! Pris au piège ! » avant de se retrouver sur la Lune. L’engin volant s’était rapproché, et il descendait le flanc de la colline. Ses occupants ne l’avaient certainement pas encore aperçu, mais ils le verraient au passage suivant ou à l’autre. Tout ce qu’ils auraient à faire alors serait de projeter un rayon à travers la « porte » dès qu’il réapparaîtrait.
Plusieurs Drachelanders s’étaient mis à courir dans sa direction ; les autres tournaient les manivelles de leurs arbalètes pour en tendre la corde. Kickaha, qui ne voulait pas attirer l’attention des Cloches Noires, s’abstint de les décourager avec son lance-rayons.
La caverne de l’étage des Jardins réapparut, puis le sommet du pic de l’étage Amérindia. Kickaha s’effraya car le faucon voletait maintenant autour de la « porte ». Le rapace était aussi effrayé que lui mais cela ne l’empêcha pas de plonger en criant vers la poitrine de Kickaha, dans laquelle il enfonça ses serres. Kickaha se protégea le visage et subit le martyre lorsque le bec du rapace s’enfonça dans sa main brûlée. Il l’arracha et le repoussa violemment, et l’oiseau s’enfuit en emportant des lambeaux de chair de sa poitrine et de sa main. Il ne fut pas coupé en deux en franchissant la « porte », ne perdant que les plumes de l’extrémité de ses ailes. Son mouvement avait coïncidé avec la limite du champ au moment où l’activation de la « porte » commençait, et l’effet contraire le projeta dans la caverne du niveau Drachelander une fraction de seconde avant que Kickaha lui-même n’y apparût. C’était là un phénomène qui n’avait pas été prévu par celui qui avait installé le circuit de résonance.
L’homme d’un embonpoint effrayant qui venait de pénétrer dans la caverne tenait un lance-rayons dans une main, et un lapin à demi calciné dans l’autre. Il s’attendait à ce qu’un homme ou une femme apparaisse, sans savoir exactement à quel moment cela se produirait. Mais il ne s’attendait pas à l’attaque du rapace furieux qui se déchaîna sur son visage à coups de bec et de serres. Kickaha eut juste le temps de voir Judubra, qui laissait tomber lapin et lance-rayons pour porter les mains à son visage, et il se retrouva dans la pièce en ruine du niveau atlantéen. Il sauta alors à la verticale aussi haut qu’il le pût, attentif à ce qu’aucune partie de son corps ne se trouve à l’extérieur du cercle. Il était au point culminant de son saut, les jambes repliées, lorsqu’il apparut dans la salle du palais. Le bond qu’il avait fait en vue d’éviter d’être atteint par la décharge d’un lance-rayons s’avéra inutile. Les corps noircis et brûlés des deux Cloches Noires gisaient sur le sol, dégageant une odeur suffocante de chair brûlée. Kickaha ignorait ce qui s’était passé depuis son départ, mais il était à peu près certain qu’à son prochain passage, il y aurait d’autres Cloches Noires dans la pièce. Il espérait qu’ils ne comprendraient pas, mais il ne se faisait pas trop d’illusions à ce sujet. Ils seraient désorientés mais il faudrait qu’ils soient vraiment stupides pour ne pas comprendre que le tueur avait abattu leurs camarades en apparaissant à la porte, pour disparaître aussitôt. Ils attendraient, l’arme braquée. Il était à nouveau dans la pièce du temple de Talanac. Anania avait disparu. Le prêtre, Withrus, lui cria :
« Elle a sauté dans le cercle ! Elle aussi est prise au piège ! Elle…»
Il était sur la Lune. L’engin volant s’était rapproché mais il n’avait pas augmenté sa vitesse. Un rayon de lumière jaillit de son nez, éclairant en plein Kickaha. Les Cloches Noires qui occupaient l’appareil venaient soudain de prendre conscience de l’agitation des Drachelanders qui couraient vers la « porte », et des arbalétriers qui la visaient. Ils avaient allumé leur projecteur afin de découvrir ce qui se passait.
Le claquement sec des cordes des arbalètes se fit entendre, mais il était déjà dans la caverne de l’étage des Jardins. La « porte » suivante était celle qui se trouvait sur la petite zone plane au sommet du pic du niveau Amérindia. Il regarda sa poitrine, où le sang ruisselait, et sa main qui était également sanglante. Il soutirait bien un peu mais ce n’était rien à côté de ce qu’il endurerait plus tard. Il était encore relativement insensible et sa plus grande douleur provenait de sa situation et de sa conclusion inévitable. Il ignorait qui l’aurait, des Cloches Noires ou de l’énorme personnage de la caverne. Judubra, lorsqu’il se serait débarrassé du faucon, pourrait se cacher derrière le rocher et l’irradier dès qu’il apparaîtrait. Il avait toutefois l’espoir que le gros type le laisserait en vie. Après tout, ce n’était qu’aux Seigneurs qu’il en avait.
Il se trouvait maintenant dans la caverne. Le gros personnage et le faucon gisaient morts sur le sol, noircis, et une odeur de plumes brûlées empuantissait l’air. Il n’y avait qu’une explication possible : Anania, qui se trouvait devant lui dans le circuit, les avait abattus avec un lance-rayons pendant que Judubra essayait de se débarrasser du rapace. S’il avait douté qu’elle fut amoureuse de lui, il avait maintenant la preuve du contraire. Elle n’avait pas hésité à sacrifier sa vie pour le sauver. Elle l’avait fait presque sans y penser car elle avait eu très peu de temps pour se rendre compte de ce qui se passait, mais avait vite compris et s’était précipitée encore plus vite dans la « porte » piégée. Elle devait savoir qu’en y bondissant immédiatement après son activation, elle la franchirait sans dommage. Mais elle n’avait aucun moyen de savoir à quel moment exact il fallait sauter : elle l’avait vu apparaître puis disparaître et avait pris le risque. Elle l’aimait – elle l’aimait vraiment, pensa-t-il. Et du moment qu’elle avait pu pénétrer dans le cercle sans dommage, c’était donc qu’il pouvait lui-même en sortir.
Les ruines de la cité atlantéenne se matérialisèrent, et il plongea à l’extérieur du cercle. Il atterrit brutalement sur le plancher de la salle du palais. C’était comme si son talon avait été mordu par un rat. Un morceau de peau avait été arraché par le champ au moment où il se désactivait.
Soudainement, quelqu’un se matérialisa devant lui. Anania. Elle cria : « Des objets ! Jette-les dans…» et disparut.
Il n’eut pas besoin de réfléchir pour comprendre ce qu’elle avait voulu dire, car le moyen qu’elle avait choisi pour interrompre le circuit de résonance était celui qu’il espérait. En effet, si l’on ne neutralisait pas le dispositif d’activation, le seul autre moyen d’arrêter le circuit consistait à bourrer les « portes » vides d’objets quelconques ayant une masse suffisamment importante. Théoriquement, le circuit s’interrompait lorsque toutes les « portes » étaient occupées.
La méthode la plus simple de désactivation, qui consistait à écarter l’un de l’autre les croissants composant une « porte », ne pouvait pas être utilisée en l’occurrence : un circuit de résonance donnait naissance à une attraction magnétique entre les croissants, et cette attraction ne pouvait être neutralisée qu’en agissant sur certains dispositifs du palais. Or, ces dispositifs se trouvaient dans la salle d’armes.
Les yeux fixés sur la « porte », le lance-rayons prêt à tirer, Kickaha traîna d’une main le cadavre d’une Cloche Noire jusqu’à la « porte ». Il décomptait les secondes, s’efforçant de déterminer le moment où Anania apparaîtrait à nouveau. Tandis qu’il comptait, il vit cinq « objets » se matérialiser entre les croissants joints et disparaître presque aussitôt. Il eut le temps de reconnaître un tonneau, le torse d’un Drachelander sectionné au niveau de l’abdomen, la moitié d’un grand coffre en argent duquel s’échappaient des joyaux, une grande statue de jade et le corps décapité et privé de pattes d’un grand aigle vert.
Il était dans un état d’anxiété frénétique. Les Thyudas, à Talanac, devaient obéir aux ordres qu’Anania avait donnés avant de sauter dans la « porte ». Ils jetaient tout ce qui leur tombait sous la main entre les croissants, le plus rapidement possible. Il frémit en pensant que le circuit pouvait s’interrompre alors qu’elle se trouverait sur la Lune. Si cela arrivait, elle se ferait sans aucun doute tuer.
Au moment où il allait précipiter le cadavre de la Cloche Noire dans la « porte », Anania réapparut. Et cette fois elle demeura là, bien présente et matérielle.
Kickaha était tellement heureux qu’il en oublia presque de continuer à surveiller la « porte ».
« La chance dure ! » cria-t-il, puis, se rendant compte qu’on pouvait l’entendre de l’extérieur de la pièce, il ajouta à mi-voix :
« Les chances pour que le circuit s’interrompe au moment précis où tu arrivais étaient presque négligeables. Je…
— Le hasard n’a rien à voir là-dedans », coupa-t-elle en sortant du cercle. Elle mit les bras autour du cou de Kickaha et l’embrassa. En toute autre circonstance il eût été ravi mais il interrompit ses effusions en disant : « Plus tard, Anania. Les Cloches Noires d’abord. » Elle s’écarta de lui et dit :
« Nimstowl va apparaître dans quelques instants. Ne tire pas. »
Le petit homme se matérialisa brusquement. Il tenait un lance-rayons à la main et un autre était glissé dans sa ceinture. Il possédait également un couteau et une corde était enroulée sur son épaule.
Kickaha tenait son lance-rayons braqué vers lui. Le Seigneur sourit et dit : « Abaisse ton arme et ne crains rien. Je suis ton allié.
— Jusqu’à quand ? » répliqua Kickaha.
« Tout ce que je désire, c’est retourner dans mon propre monde », dit Nimstowl. « J’en ai plus qu’assez de toutes ces tueries, au cours desquelles j’ai failli me faire tuer moi-même. Par Shambarimen, un seul monde est bien suffisant pour un homme ! »
Kickaha ne crut pas un mot de ce qu’il disait, mais il décida néanmoins de lui faire confiance jusqu’à ce que la dernière Cloche Noire ait été abattue.
« Je ne sais pas ce qui se passe dans le corridor », dit-il. « Je m’attendais à une attaque, mais elle n’a pas eu lieu. Les Cloches Noires disposent d’un canon lance-rayons et je m’étonne qu’ils ne l’aient pas amené jusqu’ici afin de nous faire griller. »
Il demanda à Anania de lui expliquer ce qui s’était passé, bien qu’il fût en mesure de deviner une bonne partie des événements. Elle répondit que Nimstowl, en pénétrant dans la caverne, avait découvert le cadavre de Judubra. Le Seigneur avait été pris à son propre piège. Nimstowl en avait alors eu assez de demeurer caché dans cette caverne. Il voulait essayer de regagner son propre monde, après avoir évidemment fait tout son possible pour détruire les Cloches Noires, comme il était du devoir de tout Seigneur de le faire. Il avait neutralisé le circuit de résonance au moment où Anania était réapparue. Il ne lui avait ensuite fallu que quelques secondes pour régler le circuit de manière qu’il transporte deux personnes, à des intervalles de sécurité, jusqu’au palais où Anania avait aperçu Kickaha.
« Que dis-tu ? » s’étonna Kickaha. « Pour échapper au circuit, il a fallu que je saute, en laissant derrière moi des lambeaux de peau arrachés à mon talon ! Si tu avais attendu quelques instants avant de franchir la porte, tu serais sorti en toute tranquillité », dit Anania. « Mais naturellement tu ne pouvais pas savoir.
— De toute manière, tu es venue à ma suite », répondit-il, « et c’est ce qui compte. »
Elle le regardait d’un air malheureux. Il était brûlé, il était blessé et le sang qui s’écoulait de ses plaies formait une petite mare à ses pieds. Mais elle ne dit rien. Pour le soigner, des médicaments et des pansements étaient nécessaires, et pour les trouver il fallait qu’ils réussissent à sortir de cette pièce.
Quelqu’un devait prendre le risque de passer la tête à la porte afin d’observer le corridor. Nimstowl n’allait certainement pas se porter volontaire et Kickaha ne voulait pas qu’Anania s’expose au danger. Il y alla donc lui-même. Il s’attendait à une décharge de lance-rayons, mais rien ne se passa. De chaque côté, le corridor était désert et silencieux.
Il fit signe à ses compagnons de le suivre. Il les conduisit jusqu’à une autre pièce, à plusieurs centaines de mètres de là. Ils y pénétrèrent et il put enfin soigner et stériliser ses plaies et ses brûlures. Il les recouvrit ensuite avec cette substance cicatrisante qui ressemblait à de la peau humaine, puis il avala des potions destinées à calmer ses nerfs soumis à une rude épreuve et à accélérer la régénération de son sang. Après cela, ils mangèrent et burent en discutant de ce qu’allait être leur programme d’action.
Il n’y avait pas grand-chose à dire, car il leur fallait au préalable explorer le palais afin de découvrir ce qui se passait.